«L’écart entre la valeur intrinsèque des immeubles et leur valeur financière ne cesse de croître»

«L’écart entre la valeur intrinsèque des immeubles et leur valeur financière ne cesse de croître»

Actu 7 min Olivier Toublan-Immoday

Cet écart, désormais important, pourrait réserver quelques mauvaises surprises aux investisseurs en cas de baisse de demande pour l’immobilier, par exemple suite à une hausse des taux d’intérêt qui entraînerait un retour en grâce des obligations. Ce qui n’est pas exclu dans le contexte économique actuel.

Les statistiques du marché se suivent et se ressemblent : les prix de l’immobilier, en Suisse, ne cessent de grimper. Impossible de prévoir quand cela va s’arrêter. L’appétit des investisseurs institutionnels est toujours aussi gargantuesque pour cette classe d’actifs, et l’offre ne suit pas. Ce qui, mécaniquement, pousse les prix à la hausse. Le problème, c’est que la valeur financière des immeubles se déconnecte de plus en plus de leur valeur intrinsèque. Ce qui pourrait réserver quelques mauvaises surprises aux investisseurs. Il suffirait, par exemple, d’une hausse des taux d’intérêt, qui entraînerait un retour en grâce des obligations, pour que l’immobilier soit tout d’un coup moins recherché par les institutionnels. Et que les prix chutent. Un risque d’autant plus grand que, dans le contexte économique actuel, une hausse des taux n’est plus impossible.

Certains experts s’inquiètent de cette situation, comme Alexandre Baettig, co-directeur d’Acanthe, une filiale du groupe Naef, spécialisée dans l’expertise immobilière et président de la Chambre Suisse d’experts en estimations immobilières.

Alexandre Baettig, pourquoi êtes-vous inquiet de la valorisation actuelle des immeubles ?

Aujourd’hui certains prix observés des immeubles de rendement sont stratosphériques. Quand nous, experts immobiliers, faisons l’évaluation d’un immeuble, nous constatons un décalage grandissant entre le sous-jacent qu’est le bâtiment, et la valeur à laquelle il s’échange sur le marché. Un immeuble ce sont tout d’abord des m2 de terrain, des m3 de volume, un état d’entretien, etc. Un ensemble de critères qui permet de calculer la valeur intrinsèque d’un bâtiment. Parallèlement, il y a sa valeur financière basée sur des loyers, des charges et des rendements espérés, celle à laquelle il s’achète et se vend dans un contexte économique donné. Un contexte devenu très particulier aujourd’hui, où la demande, surtout de la part des investisseurs institutionnels est depuis longtemps beaucoup plus importante que l’offre, avec comme conséquence une hausse constante des prix, et une déconnection entre la valeur financière d’un immeuble et sa valeur intrinsèque.

En quoi est-ce problématique ? N’est-ce pas le cas de tous les actifs financiers, comme les actions, par exemple ?

L’immobilier est quand même un investissement un peu particulier, où l’on s’attend à une volatilité bien moindre que celle des actions. Vous le savez, aujourd’hui, dans un contexte de taux d’intérêt négatifs, la pierre a souvent remplacé les obligations en tant qu’investissement stable, on parle de valeur refuge car elle offre un rendement positif et procure une stabilité sur le long terme. Mais cela ne vaut que si la valeur d’acquisition de l’immeuble est correcte. Cet investissement sera-t-il vraiment pérenne sur le très long terme s’il y a, au départ, une grande différence entre le prix payé et la valeur intrinsèque ?

Cet écart est-il actuellement important ?

Pour certaines localisations centrales, il n’a probablement jamais été aussi important, du fait de l’attractivité et de la rareté de l’immeuble de rendement. En revanche, il est difficile à estimer. Chaque situation étant particulière, l’écart n’est pas le même entre les différentes régions de Suisse, entre le centre des grandes villes et les périphéries. Néanmoins il n’est pas rare que pour cette catégorie de biens l’écart puisse varier du simple au triple.

Qu’est-ce qui fait croître cet écart entre la valeur financière et la valeur intrinsèque ?

Les approches méthodologiques sont différentes. La valeur intrinsèque est sensible à l’évolution des prix des matériaux, aux coûts des travaux et à la cherté des terrains. La valeur financière obéit davantage aux contraintes de gestion de portefeuille et d’allocation optimisée. Vous le savez bien, les investisseurs institutionnels ont chaque mois des liquidités importantes à investir dans des placements quasi sans risque mais qui offrent quand même un rendement positif. Dans le contexte économique actuel, il n’y a guère plus que l’immobilier qui répond a ces critères. Cette forte demande pousse les prix des immeubles à la hausse, sans que leur valeur intrinsèque ne suive cette tendance. D’où un écart qui s’accroît sans cesse.

Si les experts tirent la sonnette d’alarme, pourquoi ne sont-ils pas écoutés ?

L’estimation immobilière n’est pas un métier facile et possède une part de subjectivité. Si vous demandez leur avis, pour un même bien, à 10 experts, il est probable que vous obteniez 10 valorisations différentes. Sans oublier que, souvent, l’acheteur décide d’acquérir un bien sur d’autres critères que la simple rentabilité financière pour ses investissements. Il est dès lors parfois difficile de se faire entendre. Dans ce cas, notre rôle est de l’avertir qu’il prend des risques s’il achète à un prix considéré comme trop élevé par rapport à la valeur transmise par l’expert. Il arrive que l’expert n’arrive pas à atteindre les valeurs de marché (très élevées) avec les méthodes d’estimation usuelles. C’est un signal d’alarme et l’expert doit être capable de dire et d’expliquer à son client au-delà de quelle valeur il n’est plus à l’aise de s’engager.

Ça n’a pas l’air de déranger les investisseurs, puisqu’ils continuent à acheter, malgré des prix qui ne cessent de grimper.

Effectivement, mais comme je vous l’ai dit, ils ont des contraintes et la rentabilité de l’investissement n’est pas leur seul critère de décision. Il faut bien qu’ils investissent leurs liquidités, car, aujourd’hui, avec les taux d’intérêt négatifs, elles leur coûtent de l’argent. Il vaut donc mieux une rentabilité même inférieure à 2 % - le niveau que l’on atteint désormais avec certains immeubles dans le centre de Genève ou de Zurich – que des taux négatifs de 0,75 %.

Justement, en parlant de taux, la FED, aux États-Unis, remonte les siens, la Banque centrale européenne devrait bientôt le faire aussi et il n’est pas impossible que la BNS suive le mouvement. Prenons l’hypothèse d’une remontée des taux. Si les institutionnels retournent vers les obligations, cela ne va-t-il pas entraîner une chute des prix de l’immobilier, la demande étant tout d’un coup moins forte ?

Votre raisonnement se tient dans une vision optimisée de gestion de portefeuille entre les classes d’actifs. Dans ce contexte, et si les flux d’investissement viennent à changer, alors il n’est en effet pas impossible que la valeur financière des immeubles se rapproche à nouveau de leur valeur intrinsèque, ce qui entraînerait une baisse, qui pourrait être assez importante par rapport aux prix actuels. Mais, attention, il faut nuancer, car c’est une mécanique théorique et d’autres paramètres peuvent entrer en ligne de compte, de conjoncture économique, comme l’inflation par exemple.

Ça reste néanmoins un scénario réaliste ?

Je pense en effet que l’on s’approche d’un sommet, et que l’on est en train d’atteindre une fin de cycle. Mais quant à donner la date exacte de cette fin de cycle, je n’ai pas de boule de cristal. Ça fait bientôt 10 ans qu’on annonce que le sommet est atteint, et pourtant, la hausse continue.

Vous êtes aussi directeur délégué de Lithos, une fondation de placement. Pour cette fondation, quelle est votre stratégie d’investissement dans l’immobilier ?

En conformité avec ce que je viens de vous dire, nous sommes extrêmement prudents quand il s’agit d’investir dans de nouveaux objets. Nous nous concentrons sur la valorisation du portefeuille existant, et nous privilégions des projets de construction, avec lesquels on peut encore atteindre des rendements un peu plus élevés. Ceci dit, nous n’avons pas la même pression que certains investisseurs institutionnels, car nous ne détenons peu, voire pas de liquidités à investir chaque année.

Olivier Toublan pour Immoday

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