
Pour l'instant, à Genève, le droit de préemption, qui ne concerne que les terrains des zones de développement, a été utilisé avec parcimonie par le Canton. Mais cela est en train de changer avec des communes de plus en plus actives et deux initiatives qui aimeraient, l'une instaurer une utilisation plus systématique de ce droit de préemption, l'autre l'étendre aux immeubles. Ce qui représente une véritable épée de Damoclès pour les promoteurs et risque de ralentir le développement immobilier dans le canton.
On en avait parlé il y a quelques semaines: l'Asloca Genève a lancé une initiative cantonale pour étendre le droit de préemption, non plus seulement aux terrains, comme c'est déjà le cas aujourd'hui, mais aussi aux immeubles, comme dans le canton de Vaud voisin, où la ville de Lausanne, par exemple, a préempté une quinzaine de biens depuis 2020 pour acquérir un peu plus de 300 appartements, pour un montant total de 142 millions de francs. A la grande frustration des promoteurs et des investisseurs qui ont fait tout le travail de défrichage en amont, avant de se faire souffler le bien par la préemption.
Instrument d'expropriation ou de justice sociale ?
Cette problématique du droit de préemption, considéré selon les points de vue comme un instrument d'expropriation ou de justice sociale, de régulation ou de dynamisation du marché, a été discutée fin mars lors d'une table ronde organisée à Genève par le CIFI, la société de conseil immobilier.
Avec d'abord quelques points de droit, rappelés par Guillaume Barazzone, avocat, associé dans le cabinet Jacquemoud Stanislas. Il précise que ce droit permet à l'état, respectivement aux communes genevoises, de préempter des terrains, dans des zones de développement ou dans des zones industrielles, aux conditions et au prix fixés dans l'acte de vente. Avec un gros bémol: si l'Etat n'est pas d'accord avec ces conditions, notamment parce qu'il juge le prix excessif (quand il ne correspond pas au prix des pratiques administratives en zone de développement), il peut faire une offre au propriétaire pour acquérir le bien à un prix moins élevé. Et si le propriétaire refuse, les tribunaux s'en mêlent, ce qui peut aller jusqu'à une procédure en expropriation.
Le Canton de Genève n'a utilisé ce droit de préemption que trois fois en 5 ans
Au niveau de l’État de Genève, Raphaelle Vavassori, Directrice de la planification et des opérations foncières de l’OCLPF (Office Cantonal du Logement et de la Planification Foncière) explique que l’OCLPF examine toutes les transactions en zone de développement, soumises automatiquement par les notaires, soit environ 200 transactions par année. Avec comme objectif, selon une pratique constante depuis plusieurs années, de vérifier si ces transactions permettent réellement le développement de la zone. Autrement dit, si l’acquéreur est un promoteur ou un développeur immobilier, le Canton ne va en général pas intervenir. C’est différent si l’acquisition est faite par un particulier qui n’a pas l’intention de développer son terrain.
Dans ce cas l’État pourra faire jouer son droit de préemption. Mais c’est finalement rare. En effet, l’État de Genève n’a exécuté son droit de préemption que 3 fois ces 5 dernières années, indique Raphaelle Vavassori. Les autres cas ayant donné lieu à une intervention étatique se sont tous soldés par un règlement à l’amiable.
Au niveau des communes, qui ont aussi un droit de préemption, on compterait une douzaine de cas ces 10 dernières années.
Une épée de Damoclès sur la tête des promoteurs
Reste que, pour les promoteurs immobiliers et les investisseurs, ce droit de préemption est comme une épée de Damoclès, explique Romain Lavizzari, Président de l’Association des Promoteurs Constructeurs Genevois.
Il reconnaît que le Canton, pour l'instant, en a fait une utilisation très parcimonieuse, essentiellement parce que les contraintes, dans ces zones de développement, sont importantes et bien définies : les conditions sont claires et contrôlées par l’Etat. Elles vont du prix du terrain au prix de vente, en passant par les prix de la construction, le niveau des loyers, et même la marge du promoteur, pour qui le droit de préemption fait partie des règles du jeu, claires et connues en cas de non respect.
Le problème, pour Romain Lavizzari, c'est qu'il constate aujourd'hui une volonté politique d'étendre son utilisation.

Les communes veulent remplacer les promoteurs privés
Guillaume Barazzone confirme cette évolution de la part des communes. Elles cherchent désormais à acquérir des parcelles pour devenir elles-mêmes propriétaires, et construire à la place des promoteurs privés pour qui, quand une commune préempte, c'est un travail de plusieurs années qui tombe à l'eau. D'autant plus rageant que les frais remboursés et les indemnités versées sont souvent inférieures aux frais qui ont été engagés sur le projet.
Au final, pour les promoteurs, cette utilisation extensive du droit de préemption augmente les incertitudes liées à chaque projet. Avec comme conséquence, selon Romain Lavizzari, le risque que les promoteurs privés arrêtent de s'intéresser à certains types de projets, ce qui va ralentir le développement immobilier du canton. De toute manière, se demande Romain Lavizzari, est-ce vraiment le rôle des collectivités publiques de se substituer aux promoteurs privés dans la construction de logements ?
La tendance est à une utilisation de plus en plus systématique du droit de préemption
Et effectivement, les promoteurs constatent que la tendance est à une utilisation de plus en plus systématique de ce droit de préemption. Si les communes, comme on l'a dit, ces 10 dernières années, en ont fait une utilisation assez retenue, avec seulement une douzaine de cas recensés, les choses évoluent vite, assure Romain Lavizzari. Selon lui, certaines communes ont défini un cadre pour désormais préempter de manière systématique, ce qui n'apparaît pas encore dans les statistiques officielles.
Il existe en outre deux initiatives qui demandent à l'État d'utiliser plus souvent son droit de préemption.
La première a été lancée par le Groupement des coopératives d’habitation genevois. Elle propose qu'à Genève, d’ici 2030, 10% du parc de logements du canton soit détenu par des coopératives sans but lucratif. Pour y arriver, selon les initiants, l'État devra utiliser son droit de préemption.
La deuxième c'est celle de l'Asloca, dont nous avons parlé, qui vise à élargir le champ d'application du droit de préemption en zone ordinaire et non plus seulement en zone de développement, mais aussi aux immeubles et non plus seulement aux terrains. Ce qui reviendrait à une sorte de nationalisation rampante du sol, des immeubles et du parc locatif, estime Guillaume Barazzone.
Que changer pour améliorer la situation?
Pour clarifier la situation, Guillaume Barazzone propose une solution simple : limiter le droit de préemption des communes, qui ne pourrait leur être accordé que dans le cas où elles construiraient des équipements publics, par exemple une école ou un théâtre. Mais pas pour des logements, ces derniers étant laissés à l’initiative privée ou à celle des fondations de droit public dont le but est de construire des logements d’utilité publique.
Finalement, il est intéressant de noter que, dans ce débat, les promoteurs et les constructeurs genevois, par la voix de Romain Lavizzari, ne demandent pas l'abolition du droit de préemption. En termes de régulation et pour la planification ils estiment qu'il est nécessaire que l'Etat puisse intervenir. Ceci dit, il faut que ce droit de préemption reste une exception et ne devienne pas systématique.