
Dans un arrêt du 15 octobre 2024, le Tribunal fédéral (TF) s’est prononcé sur la possibilité pour un acquéreur d’invoquer les réserves latentes ayant déjà été imposées lors de la vente d’une société immobilière (SI) par son actionnaire, opération ayant donné lieu à un impôt sur les gains immobiliers. Dans un share deal, le prix des actions reflète la valeur vénale de l’immeuble de la société, tandis que sa valeur comptable reste inchangée. Si la SI vend ensuite l’immeuble via un asset deal, la réserve latente serait imposée une seconde fois. Pour éviter cette double imposition économique, certains cantons autorisent un step-up fiscal, réévaluant l’immeuble à sa valeur d’acquisition économique.
Les faits sont simples. Une holding vaudoise cède à son coactionnaire sa participation de 50 % dans une SI, générant une plus-value imposée selon le droit vaudois. La décision de taxation entre en force. La SI procède ensuite à une réévaluation fiscale de ses immeubles à hauteur du prix d’acquisition des actions, estimant que la réserve latente ayant déjà été imposée ne doit pas l’être une seconde fois. L’administration fiscale vaudoise rejette cette approche et taxe la réévaluation. La SI dépose une réclamation puis recourt devant la Cour de droit administratif et public du Tribunal cantonal vaudois.
Dans un arrêt particulièrement détaillé du 6 octobre 2023, la Cour de droit administratif et public du Tribunal cantonal vaudois a rejeté le recours, considérant que la réévaluation opérée au sein de la SI ne trouvait aucun fondement dans les dispositions fiscales en vigueur. La Cour relève qu’une rectification du résultat fiscal ne peut intervenir que sur la base d’une disposition légale prévoyant expressément une règle correctrice permettant de s’écarter du résultat imposable tel qu’il découle des règles comptables applicables. Après avoir examiné en détail le cadre législatif, la Cour conclut qu’aucune disposition ne permet d’admettre une telle neutralisation fiscale de la réévaluation. Elle souligne que les situations invoquées à titre comparatif par la contribuable, notamment celles liées aux restructurations (où la violation d’un délai de blocage entraîne une imposition dans le chef de l’actionnaire ou de l’entrepreneur, suivie d’une réévaluation dans le bilan de la personne morale), ne sont pas transposables au cas d’espèce. Ces cas relèvent en effet de régimes particuliers expressément prévus par la loi
Dans une seconde phase, la SI fait valoir qu’une imposition de la réévaluation dans son bilan fiscal, portant sur une réserve latente déjà imposée, serait contraire tant au principe de la bonne foi qu’à celui de l’interdiction du dualisme des méthodes. Elle relève que la vente de droits de participation, bien que bénéficiant du régime de la réduction pour participations et donc exonérée d’impôt sur le bénéfice, est néanmoins soumise à l’impôt sur les gains immobiliers en raison de cette exonération même. La Cour rejette cette argumentation : ces principes ne peuvent suppléer l’absence de base légale explicite pour neutraliser fiscalement la réévaluation.
La SI se réfère à un arrêt ancien du TF datant de 1976, dans lequel la Haute Cour avait admis que, dans un système dualiste, le bénéfice imposable lors d’un transfert immobilier postérieur à une cession économique des parts sociales devait inclure la plus-value latente constatée au moment du transfert économique. En d’autres termes, le TF avait reconnu l’application du principe du step-up, estimant qu’un refus d’intégration de cette réserve latente dans le prix de revient pouvait aboutir à une violation du principe de l’interdiction de l’arbitraire et à une application erronée du dualisme des méthodes. Cette jurisprudence a été confirmée dans un arrêt du 10 octobre 2012, même si la problématique n’y était pas au cœur du litige. La doctrine a largement validé cette approche, estimant qu’elle permettait d’éviter une double voire une multiple imposition économique de la même plus-value.
Dans les cantons à système moniste comme Zurich, cette logique est d’ailleurs consacrée : la plus-value imposée lors de la vente des actions est prise en compte lors de la vente ultérieure de l’immeuble. La base imposable est ainsi ajustée. Le step-up y est effectué lors de la cession effective, et non via une simple réévaluation comptable. Dans le cas d’espèce, la Cour rappelle que l’opération litigieuse ne porte pas sur une vente, mais sur une réévaluation comptable isolée. Elle estime donc que les principes invoqués ne suffisent pas à justifier une exonération.
Dans son arrêt du 15 octobre 2024, le TF a adopté une analyse sensiblement moins approfondie que celle menée par la Cour cantonale vaudoise, se contentant pour l’essentiel de confirmer l’appréciation des juges cantonaux. Le TF estime qu’aucune règle correctrice ne permet de procéder à une réévaluation comptable en neutralité fiscale dans le bilan d’une SI. Il relève que les dispositions applicables à l’imposition des gains immobiliers ne comportent aucune norme permettant de corriger en faveur du contribuable une imposition fondée sur une réévaluation comptable, même si cette réévaluation intègre une réserve latente déjà soumise à l’impôt lors de la vente des actions de la SI. Le TF précise que le fait que l’art. 12 al. 2 let. a LHID prévoit l’imposition du transfert économique d’un immeuble via une cession de participations n’implique en rien l’existence d’un droit à déduction ou à neutralisation en cas de réévaluation ultérieure opérée par la SI elle-même.
Le TF cite toutefois la pratique genevoise (Information n° 1/2023 du 27 janvier 2023), qui admet de tenir compte des réserves latentes déjà imposées. Mais il précise qu’il ne s’agit pas d’une norme contraignante ni d’un standard harmonisé au niveau fédéral. Il écarte aussi l’analogie avec les règles de restructuration, qui relèvent d’exceptions prévues explicitement par la loi.
Quant à la jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt de 2012 dans lequel le TF avait admis que la plus-value intégrée dans le prix des actions d’une SI devait être prise en compte lors de la vente ultérieure de l’immeuble, le TF en relativise aujourd’hui la portée. Il considère que cette affaire portait précisément sur une vente immobilière effective (asset deal) et non sur une réévaluation comptable isolée, de sorte que les deux situations ne sauraient être assimilées. Le TF semble ainsi prendre ses distances avec certains passages de cet arrêt, et refuse de reconnaître qu’une réévaluation et une vente devraient, sur le plan fiscal, recevoir un traitement identique.
En conclusion, le TF estime qu’il n’y a ni violation du principe de la bonne foi, ni du dualisme des méthodes, et confirme l’appréciation des juges cantonaux.
Cet arrêt pourrait un tournant pour les praticiens de l’immobilier. Dans les cantons à système dualiste, la valeur d’acquisition d’une SI intègre généralement la réserve latente, déjà imposée. De nombreux cantons tolèrent une réévaluation comptable tenant compte de cette réserve. L’arrêt du TF pourrait les inciter à remettre en cause cette pratique, au risque d’accroître l’insécurité juridique et les risques de surimposition.
Il subsiste toutefois un espoir que le TF fasse preuve de davantage d’ouverture dans l’hypothèse où le step-up serait invoqué non pas lors d’une simple réévaluation, mais dans le contexte d’un asset deal effectif. La distinction opérée ici entre réévaluation comptable et cession réelle apparaît critiquable, dès lors qu’elle engendre des situations de multiple imposition économique : une première imposition dans le chef de la SI, une seconde lors de la vente des actions, et une troisième au moment de la distribution des dividendes. Or, l’ensemble de ces impositions repose sur une même réalité économique : la réserve latente attachée à l’immeuble.
Les professionnels doivent redoubler de vigilance dans la structuration des transactions. L’analyse des conséquences fiscales immédiates et différées est cruciale, notamment pour anticiper les effets d’une imposition multiple, qui peut affecter la société, ses actionnaires, voire ses bénéficiaires finaux.
Cela étant, cette jurisprudence affaiblit ici la cohérence du principe d’imposition selon la capacité contributive, accroît le risque de surimposition, et complique les transmissions immobilières structurées via des SI. Il faudra observer si un futur arrêt, dans un contexte d’asset deal, permettra une relecture plus équilibrée de cette jurisprudence stricte.
Thierry de Mitri, expert fiscal et fondateur de De Mitri Conseils SA